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Victoria Khouzami ou la vision d'un futur...

Victoria Khouzami, sa vie, son oeuvreNée en 1907 à Amyoun (Liban Nord), Victoria Khouzami est la première libanaise Ã  avoir obtenu un doctorat d'état en littérature française à la Sorbonne, elle fonde en 1948 l'Association Culturelle franco-libanaise en vue de promouvoir la construction d'un pavillon dans le cadre de la cité internationale universitaire de Paris, pour y accueillir des étudiants libanais de haut niveau et participer ainsi "au rapprochement des élites universitaires de toutes les nations".

Chargée par son association de collecter les fonds nécessaires à la réalisation de son projet, elle sollicite l'aide financière des autorités libanaises, interpelle tous les libanais de l'extérieur, parcourt l'Europe, l'Afrique et les Amériques à la recherche de contributions privées.

Après des années d'effort et de patience, elle atteint son objectif et obtient que soit posée en 1961 la première pierre de ce pavillon. Il sera inauguré le 8 mai 1965 par le président de la République libanaise Charles Hélou.

C'est une aventure exigeante et obstinée de plus d'un demi-sciècle que relate dans ces pages une véritable pionnière, entièrement dévouée à l'essor des échanges universitaires et humains entre la France et le Liban. Officier de l'ordre du Cèdre, Vicoria Khouzami a été promue en 2004 Commandeur dans l'Ordre de la Légion d'Honneur par le Président de la République française.


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PREFACE

Victoria KhouzamiQuarante années se sont écoulées depuis que fut créée la Maison du Liban dans la Cité internationale universitaire de Paris… quarante années durant lesquelles des centaines de jeunes étudiants libanais ou libanaises y furent accueillis alors qu'ils entreprenaient des études de haut niveau dans les Grandes Ecoles ou les Universités.  Cet anniversaire mérite d'être célébré.

C'est le moment où l'on peut constater la réussite d'une entreprise qui a largement contribué au rapprochement du Liban et de la France et une occasion de manifester les liens d'étroite amitié qui traditionnellement unissent nos deux pays.

Nombreux sont en effet les anciens résidents exerçant maintenant de hautes responsabilités au Liban et dans le monde qui conservent de précieux souvenirs de leurs études faites à Paris, des amis qu'ils s'y sont faits et du plaisir qu'ils éprouvaient le soir, dans cette Maison, en y retrouvant la chaleur de leur pays, leur culture et sa diversité. Il faut aussi savoir qu'en dépit des douloureux évènements qui se sont produits au Moyen-Orient durant ces quarante dernières années, rien n'est venu troubler la vie normale de la Cité et nuire aux études de ses occupants. La Maison du Liban a vécu en parfaite harmonie avec les autres Maisons de la Cité internationale universitaire de Paris, partageant le même idéal de paix et d'humanisme  tout en s'efforçant de favoriser les échanges entre étudiants, enseignants et chercheurs de langues et cultures différentes. Cette réussite est essentiellement due à l'action d'une libanaise, Victoria Khouzami qui a, de fait, été la fondatrice de la Maison en consacrant ensuite sa vie à son bon fonctionnement.

Il a fallu, pour cette femme d'apparence fragile, tant de passion, d'ardeur et de ténacité pour parvenir au résultat que nous constatons aujourd'hui. Son histoire, qui se confond avec celle de la Cité vaut d'être contée.

***

Victoria Khouzami est arrivée à Paris en 1946 dans l'intention de préparer un doctorat à la Sorbonne.

C'était l'époque où la France sortait victorieuse mais profondément meurtrie de la seconde guerre mondiale et où le Liban ne jouissait que depuis quelques trois ans de son indépendance. Cependant, après l'effroyable conflit qui avait secoué le monde, un avenir nouveau et plein d'espoirs s'ouvrait pour les populations qui en avaient été les victimes. Les premiers mois passés dans un Paris qui pansait ses plaies après quatre années d'occupation, ne furent pas faciles pour Victoria. Mais elle eut la chance, ayant enseigné au Liban pendant le mandat français, de retrouver dans les milieux universitaires des personnalités françaises qu'elle avait rencontrées dans son pays et ceux-ci l'aidèrent. La forte personnalité qui se dégageait de cette jeune femme mince et de petite taille retenait l'attention.

Comme tous les enseignants, Victoria savait que la richesse et la notoriété d'un pays se mesuraient au niveau intellectuel de sa population. Le gouvernement français accomplissait d'énormes efforts pour remettre en marche son système éducatif. Elle pensait que son pays devait suivre cet exemple et qu'en ce qui concerne l'enseignement supérieur, la France ayant, durant son mandat, à côté de la langue arabe, largement diffusé le français, se devait d'accueillir dans ses universités, les étudiants libanais francophones.

Le hasard fit bien les choses. Au cours d'une réception à laquelle elle avait été invitée, elle eut la possibilité de s'entretenir quelques minutes avec Louis Joxe auquel elle exposa ses soucis pour l'enseignement dans son pays et son projet de créer à Paris une maison pour y recevoir les étudiants libanais. Louis Joxe parut très intéressé et comme Victoria lui demandait qui pourrait s'en occuper, celui-ci répondit "Pourquoi pas vous Mademoiselle?"

Ce fut le début de ce qu'elle considérera comme sa mission.

Victoria, dans ses souvenirs, a décrit dans un style alerte et non privé d'humour les multiples difficultés qu'elle dut surmonter pour réaliser son projet. Il convient ici de lui laisser la parole.

Georges Renault Ancien directeur de la Maison du Liban


Maison du Liban, pose de la première pierre

Une idée....

Il arrive dans notre existence que certains moments précis nous apparaissent rétrospectivement comme des tournants.   En 1946, j'arrivais à Paris après une période de vingt ans d'activité dans l'enseignement privé au Liban et en Syrie. La préparation d'un doctorat à la Sorbonne me convainquait vite que mes compatriotes, placés dans la même situation que moi, devaient se regrouper dans un mouvement de type culturel, afin de rompre un isolement préjudiciable à leurs études supérieures

Des relations, nouées au Liban pendant la guerre, avec des personnalités françaises telles que Gabriel Bounnoure, Yves Chataigneau, Germain Watrin, Jean Gaulmier, Emile Gaignebet, Jean Lecerf, Georges Gorse, etc…m'avaient facilité les contacts personnels avec le milieu universitaire, contacts dont on sait l'importance pour la poursuite et l'aboutissement d'une thèse.

Pourquoi ne pas en faire profiter, dans le cadre d'une Association, les étudiants libanais de Paris que cinq années de guerre avaient isolés?

Une de mes premières visites fut à Madame Maurice Potel. Dès 1945, nous étions entrées en relation à l'occasion de la visite de MM. Fort, secrétaire de la Mission laïque française et Latruite, proviseur des lycées de la Mission laïque française à Beyrouth. 

Le projet de la création d'un lycée à Amioun sur un terrain offert  par la Société Al-Islam ne devait pas aboutir, mais allait servir de modèle au lycée de Tripoli qui vit le jour en 1970. 

Quoi qu'il en soit, Madame Potel, vice-présidente de la Mission laïque, ancienne inspectrice de l'enseignement de la Seine, offrit dès les premières heures, malgré son âge, une aide efficace et enthousiaste. Je me plais à rappeler ici le souvenir de cette femme extraordinaire à la volonté indomptable. 

Par l'intermédiaire d'Yves Chataigneau, je rencontrai Madame Georges Bidault et je fus introduite auprès de Louis Joxe qui venait de prendre en charge la Direction générale des Relations culturelles. Peu de personnes ont comme lui saisi aussi profondément les idées que je lui exposais et accordé aussitôt un appui sans réserve. Sa confiance en moi fut totale. En dépit de ses nombreuses charges, il accepta sans réticence la Présidence d'honneur de l'Association en 1947.

Ministère des Affaires étrangères

Direction générale des Relations culturelles

 

 

                                                                                                             Paris, le 17 janvier 1947

  

Mademoiselle,

               J'ai bien reçu la lettre dans laquelle vous me faites part de la fondation de l'Association Educative Franco-Libanaise, et je vous en remercie.

               Je vous félicite d'avoir pris cette excellente initiative, je suis persuadé que cette Association jouera un rôle utile et important dans le renforcement des liens intellectuels qui unissent depuis si longtemps le Liban et la France.

               Je suis très sensible à la proposition que vous me faites d'être président d'honneur de l'Association et j'accepte avec grand plaisir.

               Je vous prie d'agréer, Mademoiselle, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

 

 

 

Louis JOXE

 

Une autre marque de cette confiance est la mission qu'il me donna en Afrique Occidentale Française  en vue de la création d'un établissement scolaire pour les enfants de la collectivité libanaise de Dakar.

C'était le 10 décembre 1948…

L'Association prit au début le titre modeste d'"Association éducative franco-libanaise", car j'envisageais surtout cette belle et simple tâche qu'est l'éducation. Elle fut reconnue par arrêté du Ministre de l'Intérieur en date du 3 mai 1948 sous le numéro 13610 et enregistrée à la Préfecture de Police le 2 mars 1949. L'arrêté fut publié au Journal Officiel du  31 mars 1949. Le but énoncé était de renforcer les liens culturels entre la France et le Liban. Le siège était au 11 de la rue de Vaugirard.

Ce n'est qu'en 1955 que son intitulé fut modifié pour devenir "Association Culturelle Franco-Libanaise".

 


 

Des vertus de l'amitié

L'histoire, surtout l'histoire officielle, tient rarement compte des vertus de l'amitié. Sans elles pourtant cette histoire de la Maison du Liban ne pourrait être écrite.

Parmi toutes les personnes qui m'ont honorée de leur amitié, celle dont je me souviens le plus volontiers est Louis Massignon  ce mystique qui alliait une vision quasi prophétique du politique, au sens le plus noble du terme, à un amour profond des relations humaines.

J'aurais aimé citer ici la longue lettre qu'il m'avait alors adressée, mais ce document a disparu avec tant d'autres lors du pillage de ma maison d'Amioun en 1977. Je l'avais rencontré pour la première fois en 1945 pendant une conférence à Beyrouth. Lors de la préparation de ma thèse, c'est lui qui m'avait adressée aux professeurs Blachère et Levi-Provençal. Pendant la soutenance, avec une gentillesse qui est l'apanage des plus grands penseurs, il sut, repoussant d'un revers toute critique négative, m'inviter à prolonger certaines réflexions. Ce petit parcours commun, avec comme guide l'un des plus grands esprits de notre temps, reste gravé dans ma mémoire.

A lui revient l'idée, avec plus de trente ans d'avance, de créer une commission de traduction au sein de laquelle travailleraient des Orientalistes français, des Libanais bilingues et par exemple les Pères du Couvent Saint-Sauveur de Saïda que qualifiaient leur érudition et leur bibliothèque. Enfin un petit mot qu'il me fit parvenir lors de ma proposition de l'inscrire au Comité d'honneur de l'Association indique bien le caractère de cet homme. Que le titre de wali, auquel ce grand initié était si attaché, soit à ses yeux préférable à celui d'honorable ou de patron, peint bien mon maître Louis Massignon.


 

Un projet qui Ressuscite

Dès sa fondation, l'Association avait adopté un article de ses statuts qui stipulait: "Promouvoir la réalisation d'un Pavillon libanais à la Cité internationale universitaire de Paris". Phrase simple, mots simples, bonnes intentions qui allaient, hélas, se heurter à une réalité complexe.

Libérée des soucis de ma thèse, ce n'est qu'en 1952 que j'ai pu me consacrer entièrement à cette grande tâche. Certes les années qui suivirent la fondation ne furent pas inactives loin de là. Il n'est pas de mois où l'Association n'ait procédé à des échanges culturels au plus haut niveau et à des manifestations qui tendaient toujours à maintenir ou à resserrer les liens de nos deux pays. Vint une réunion en Assemblée extraordinaire à Paris. Le 5 janvier 1951, à l'unanimité, les membres de l'Association présents me confièrent la tâche redoutable de mener à bien le projet de construction d'un Pavillon libanais. J'y reçus les pleins pouvoirs pour agir auprès des autorités officielles et privées au Liban et à l'étranger, là où se trouvent des Libanais susceptibles de contribuer à la Grande Œuvre.

PROCURATION

Les soussignés, membres du Comité de l'Association culturelle Franco-Libanaise à Paris, dont le but principal est l'édification d'un Pavillon pour les Etudiants et les Etudiantes libanais à la Cité universitaire de Paris, donnent procuration à Mademoiselle Victoria KHOUZAMI, Secrétaire générale, pour représenter l'Association Culturelle Franco-Libanaise auprès des autorités officielles et des organisations privées en Afrique, en Amérique et au Liban. Ils lui donnent pouvoir de créer au Liban et dans les territoires d'Outre-Mer où existent des colonies libanaises, des sections de l'Association Culturelle Franco-Libanaise, ainsi qu'il est prévu dans les statuts, et de faire tous actes pour la réalisation des buts de l'Association: collecte de fonds, délivrance des reçus et virement des sommes à titre de dépôt au nom de l'Association Culturelle Franco-Libanaise, ainsi que toutes autres démarches. Ils seraient reconnaissants aux autorités officielles et Associations privées, de  toutes facilités et contributions qui pourraient être accordées à  Mademoiselle KHOUZAMI, leur Déléguée./.

 

                                             Les Vice-Présidents                 La Présidente

                                                          Michel AURILLAC                Marie-Hélène LEFAUCHEUX

Chaouki ADRA

      

Membres

Marcel ZAHAR
F. LUSSET
E. PIELBERG
 Elie NAIM
   Germain WATRIN
M. de GANDILLAC

Le 5 janvier 1951

 


 

Les dés étaient jetés.

Je ne pouvais pourtant pas prévoir que cette Assemblée extraordinaire allait orienter toute mon activité pendant des dizaines d'années!

Pendant l'année universitaire 1952-1953, je fus chargée de créer à Tripoli une annexe de l'Institut des Lettres orientales de l'Université Saint-Joseph. Toujours possédée par l'idée de mon projet, j'allais voir le R.P. Le Genissel, doyen de l'Institut. – Je voudrais un congé sans solde d'un an. – Un an? dit-il en hochant la tête… – Deux ans peut-être? De toute évidence le Révérend Père soupçonnait qu'on ne bâtit rien si vite et il s'amusait gentiment de ma naïveté, toujours en hochant la tête…

Les sceptiques s'étonnaient avec lui qu'il soit pensable qu'une Maison du Liban puisse réunir, sous un même toit, des étudiants de conditions si diverses, tant par leur origine sociale que par leur appartenance religieuse. En outre, je devais rencontrer des obstacles dont le détail ne peut être conté ici.

Dès 1953, je me lançais dans l'action par un long voyage en Afrique Occidentale Française qui devait durer plus de trois mois. Aidée par des amis de Dakar (je pense surtout à Mounir Bechir, ancien directeur d'une école officielle de la Montagne libanaise), je parcourais le Sénégal d'un cercle à l'autre  pour  faire connaître mon projet. Partout l'accueil des autorités françaises facilita ma tâche. Cette tournée de conférences sur l'Å“uvre française au Liban fut spontanément soutenue financièrement, ne fut-ce que d'une manière symbolique, par la Communauté libanaise qui promit une aide substantielle pour les années à venir.

Sans désemparer, je gagnai l'Argentine où mes frères, pendant deux mois, organisèrent une série de réceptions dans les Ecoles Normales, les Facultés, les Centres de l'Alliance Française. Ainsi de retour à Paris en 1955 face aux détracteurs, aux douteurs de profession, à tous ceux qui ne pouvaient imaginer qu'un tel projet ne cache quelques sournoises intentions politiques, je pouvais répondre par un fait accompli.

L'Association pouvait déjà se prévaloir d'un certain compte en banque, mais surtout du soutien effectif d'une part importante de l'émigration libanaise. Sans argent, point de terrain, me disait-on ici. Mais on m'objectait ailleurs: point de terrain, pas d'argent… Pour briser ce cercle vicieux, je repris mon bâton de pèlerin pour Bamako. J'arrivai là-bas, reçue par les autorités, et ma conférence fut fixée au 6 juillet 1956..

Certains se souviennent peut-être de cette date: c'était le jour même de l'incident de Suez. De là je gagnai Dakar où je parlai devant l'Ambassadeur du Liban et de la Communauté libanaise. Peu après un courrier venu de Paris m'informait des difficultés rencontrées par l'Association culturelle franco-libanaise pour obtenir un terrain à la Cité universitaire.

Assemblée

           de

L'UNION Française

                                                                                                  Paris le 16 juillet 1956

           Ma chère Victoria,                                               

            Quelques membres de notre Association se sont réunis chez Monsieur Naïm, le 11 juillet, pour discuter de la situation difficile créée par l'impossibilité d'obtenir un terrain à la Cité Universitaire.

            Car nous devons être réalistes. Dans les circonstances actuelles, pour des raisons qu'il est inutile d'analyser et d'apprécier, notre Association n'obtiendra pas la disposition de ce terrain. Ceci est un fait. En conséquence, nous ne pouvons continuer à chercher des fonds pour réaliser un projet qui s'avère utopique.

            Réfléchissez à tout cela, ma chère amie, et surtout revenez-nous vite. Car nous sommes quelques-uns à juger impossible le prolongement de la situation actuelle. Nous sommes trop préoccupés à l'idée que vous vous donnez tant de mal pour rien

                        Je vous envoie l'affection de tous et ma plus fidèle amitié.

                                                                    Marie-Hélène Lefaucheux

 

A mon retour à Paris, le bilan était mince. Les promesses ne m'avaient pas manqué, ni les belles paroles, mais le cercle n'était pas rompu. Fallait-il se réveiller et accepter l'échec? La solution vint d'ailleurs. Le terrain fantôme allait prendre corps…

 


 

 

Heureux concours de circonstances

Le problème du terrain était complexe. Sur le site prestigieux de la Cité disposant d'une piscine, d'un stade, d'un théâtre, de restaurants… il ne restait plus, parmi les arbres et les pelouses de la zone verte, que deux parcelles constructibles. Parcelles convoitées, que l'on en juge: Israël, la Turquie, l'Egypte et le Chili étaient sur les rangs et pouvaient, d'un jour à l'autre, obtenir une option qui aurait ruiné tous mes efforts. Il y avait donc urgence. Mais l'année 1957 connut pour nous un autre concours de circonstances qui devait aboutir au miracle.

Au Liban, par des articles élogieux, la Presse avait ému pour notre cause une partie de l'opinion politique et des autorités locales. Les membres influents de l'Association se dépensaient sans compter  et  ─ animés par leurs sentiments profonds d'amitié pour le Liban  ─ multipliaient les démarches auprès des autorités de la Cité.

Mesdames Bidault et Lefaucheux, ainsi que Madame Pichon-Landry, présidente du Conseil national des femmes, faisaient le siège des Relations culturelles. MM. Chataigneau, Watrin, Gorse, Massignon et Aurillac pesaient de toute leur autorité et leur réputation auprès du Conseil d'administration de la Cité, présidé alors par l'Ambassadeur de France, André François-Poncet. Leur foi en un projet juste et utile fut communicative.

D'autre part, des modifications importantes eurent lieu cette même année au Conseil d'administration de la Cité où Robert Garric fut nommé Délégué général. Les circonstances étaient désormais réunies pour le miracle...   Le soir du 17 décembre 1957, Madame Lefaucheux me téléphonait avec émotion  "la grande nouvelle, la bonne nouvelle". Lors de sa réunion, l'après-midi même, le Conseil d'administration s'était prononcé en faveur du Liban. Il y avait dix ans maintenant que ce rêve avait pris naissance! Certes tous les problèmes n'étaient pas résolus, mais le cercle vicieux: terrain, argent était rompu.   Tant d'années d'efforts n'avaient pas été vaines, je pouvais désormais me présenter avec un terrain, une magnifique occasion de bâtir qu'il aurait été criminel de ne pas saisir... J'espérais pouvoir faire comprendre cela aux responsables.

 


 

 

Espoir et crise

Mon premier soin fut de reconnaître l'emplacement qui nous avait été réservé. Je m'y rendis en compagnie du nouvel Ambassadeur, Moussa Mobarak, Yves Chataigneau, Germain Watrin et Marie-Hélène Lefaucheux. C'était à proximité d'une grande pelouse...un petit bosquet. Il était difficile de s'imaginer que là s'édifieraient des logements pour 130 personnes.

Moussa Mobarak, enthousiasmé, me promit de faire tout ce qui était en son pouvoir. "Partez, je vais informer mon Gouvernement et écrire à mes amis". Munie de mon précieux sésame qui m'ouvrait bien des portes, j'allais à Beyrouth.

Le 4 mars 1958, accompagnée de Laure Tabet, présidente du Conseil national des femmes et de Boulos Fayade, ancien ministre, je rencontrai le Président Camille Chamoun. Nous décidâmes que le projet serait financé pour moitié par le gouvernement libanais et pour moitié par des dons qui seraient sollicités lors d'une réception au Palais présidentiel.

La date du 11 mai 1958 fut retenue et les cartons imprimés et postés.

Le 9 mai éclataient les évènements de 1958. Une fois de plus, au moment où je croyais toucher au but...tout s'écroulait et le bâtiment que j'avais imaginé à l'ombre des arbres de la Cité disparaissait comme un mirage...

 


 

  

Le président Chehab

Aux heures les plus sombres de notre existence, lorsque nous paraissons impuissants face au destin, il semble que la Providence travaille en silence à faire surgir des hommes dont l'intégrité, le courage, le sens de la justice nous sauvent.

Cet homme du  destin fut pour moi le Président Fouad Chehab qui fut élu en novembre 1958 après six mois de crise. On sait le rôle déterminant que ce grand humaniste joua pour le réveil de la conscience nationale. Je le connaissais et c'est avec confiance que dès novembre 1958 je me rendis auprès de lui pour lui présenter le dossier du Pavillon. Avec ce sentiment de l'équité et de l'utilité qui l'a toujours caractérisé, il en prit connaissance aussitôt. Sa décision fut arrêtée et il me la fit connaître par des paroles dignes du sens de la responsabilité et de l'engagement de ce grand président  "Votre Å“uvre, Victoria, est consacrée à la bonne cause et pour la bonne cause, je dépense des millions". On imagine mon bonheur, j'étais comprise après tant d'années d'atermoiements, tant de démarches sans suite. Cette fois-ci au contraire, ce ne sont pas de vaines paroles que m'avait prodiguées le Président.

Dès le 30 décembre, le Conseil des ministres se réunissait  c'était le Gouvernement des Quatre  et enthousiasmé par le projet décidait à l'unanimité une première subvention de 200000 livres libanaises. Le soir même, à minuit, Pierre Gemayel, un des Quatre, tenait à me faire connaître cette bonne nouvelle, personnellement par téléphone.

L'année 1958 se terminait bien et jamais peut-être je n'avais connu de telles étrennes. Moins d'un an plus tard, le 20 novembre 1959, un décret présidentiel concrétisait l'engagement définitif du gouvernement libanais pour la construction du Pavillon.

Fidèle à lui-même, le Général Chehab avait tenu parole.

 


 

 

 

Quand les arbres cachent la forêt

Pourtant j'avais crié victoire trop tôt et trois années allaient s'écouler avant la pose de la première pierre et plus de sept avant l'inauguration du Pavillon. Ces années ne furent pas inactives; il fallait pénétrer dans le maquis d'une administration souvent tatillonne. Heureusement jamais le soutien de mes amis ne me manqua et Robert Garric, délégué général, mit au service de cette cause son autorité et sa compétence.

Le 25 juin 1959, le Comité de l'Association signait l'Acte de donation du Pavillon libanais à l'Université de Paris.

Association culturelle
franco-libanaise
Fondée en 1948
Siège Social, 53 bis, Bd Saint-Michel Paris Vème

        Le Comité de l'Association C.F-L. a la grande joie de vous informer que l'Acte de donation du Pavillon libanais à la Cité Universitaire de Paris a été signé aujourd'hui devant Me Burthe, notaire de la Cité U.P.

La cérémonie s'est déroulée à la Sorbonne dans le bureau de Monsieur le Recteur Sarrailh, signataire. Madame Lefaucheux, notre Présidente a aussi signé l'Acte en présence de Monsieur Victor Khoury, Ambassadeur de la République libanaise.

Assistaient également à cette réunion Monsieur le Professeur Garric, Délégué général de la Cité, Mlle Victoria Khouzami, Secrétaire de l'Association C.F-L., Monsieur le Maître des requêtes au Conseil d'Etat Germain Watrin, Monsieur le Professeur Chaouki Adra, membres du Comité et Monsieur Tesseraud, Secrétaire général de la C.I.U.P.

Cette signature consacre l'aboutissement des efforts et permet d'entrer dans la période de construction.

Outre les crédits déjà attribués par le Gouvernement libanais, il est très souhaitable que s'ajoutent les fonds qui seront versés par les initiatives privées, et le Comité sait d'avance qu'il peut compter sur la générosité de tous.

Le Comité sait que vous partagez sa joie en apprenant que la jeunesse studieuse du Liban disposera bientôt à Paris d'un Pavillon qui, en lui offrant un cèdre qui reflètera son pays, lui permettra d'entrer dans l'élite de la jeunesse internationale.

Le Comité


Paris, le 25 juin 1959

 

 

La cérémonie eut lieu à la Sorbonne. Dans une brève allocution, le Recteur Sarrailh s'adressa, après la signature, à Victor Khoury, Ambassadeur du Liban. Il se félicita de voir notre pays entrer enfin dans cette Cité où les étudiants de plus de quatre-vingts nations viennent à la rencontre de la France. Se tournant ensuite vers moi, il me fit part avec une grande gentillesse de son admiration pour mes efforts et la ténacité dont j'avais fait preuve au cours de ces années.

Dans le joyeux faire-part que l'Association culturelle édita à cette occasion, le Comité faisait appel à des fonds privés. Déjà nous pensions à l'ameublement avant même de prendre contact avec les architectes. Ceux-ci furent enfin choisis et invités à présenter un plan. Je fis une fois de plus le voyage de Beyrouth et je présentai ce plan au Président Chehab, au Ministre des Travaux publics Farid Trad, président de l'Ordre des ingénieurs et à l'Emir Maurice Chehab, conservateur des Antiquités nationales.

Le problème était délicat: il s'agissait, tout en donnant au bâtiment un certain caractère national, d'éviter les pastiches de l'architecture traditionnelle libanaise et surtout d'obtenir un ensemble fonctionnel. Il fut décidé d'inviter les deux architectes au Liban afin de leur permettre de se pénétrer de l'esprit plutôt que de la forme de l'habitat de notre pays. Ce qui fut fait.

Dès mon retour à Paris eut lieu la pose de la première pierre, le 24 janvier 1961. Pour accomplir ce geste fondateur qui concrétisait des années d'efforts, le Général Fouad Chehab, Président de la République libanaise, avait délégué Philippe Takla, Ministre des Affaires étrangères et des Libanais d'Outre-Mer. Une cérémonie officielle, suivie d'une brillante réception eut lieu dans le salon Honnorat de la Maison internationale. A cette occasion, le Président de la Fondation nationale de la CIUP, André François-Poncet, de l'Académie française, nous fit l'honneur de prononcer une brève allocution que je me dois de citer ici.

C'est avec un vif plaisir que nous avons tout à l'heure, posé la première pierre de la future Maison du Liban. Un clou, dit le proverbe, chasse l'autre – mais une pierre appelle une autre pierre – et bientôt la Cité universitaire de Paris aura la joie et la fierté de voir au milieu d'édifices qu'elle assemble sur son domaine, s'élever celui qui portera à son faîte le drapeau de la République libanaise.


Si les Maisons de notre Cité avaient dû être construites dans l'ordre d'ancienneté des services rendus par la nationalité de leur donateur à l'Å“uvre de la civilisation humaine, la Maison du Liban aurait été certainement une des premières, car c'est bien la Méditerranée orientale, qui a été le foyer de notre culture, et dans la Méditerranée orientale le Liban est l'un des  pays où ce foyer s'est le plus tôt allumé. Byblos n'est-elle pas la ville quasiment la plus vieille du monde et n'y a-t-on pas mis au jour, grâce à des fouilles extraordinaires, les vestiges d'un passé qui nous reporte à plus de 4 500 ans en arrière, au-delà du déluge.


Les Phéniciens sont regardés à juste titre comme les ancêtres des Libanais. Tyr et Sidon, (Sour et Saïda) sont en territoire libanais, et les Libanais d'aujourd'hui offrent encore des traits de ressemblance avec les Phéniciens d'hier. Ils sont comme eux des hommes d'affaires, des commerçants hardis, des changeurs, des cambistes, pleins d'expérience. Ils ont le goût de l'entreprise et le sens du crédit et, comme les Phéniciens, ils essaiment volontiers. On les retrouve en Afrique Occidentale, en Amérique du Sud, un peu partout sur la planète.


De tout temps, en revanche, leur pays a exercé sur les étrangers une force d'attraction peu ordinaire, un singulier pouvoir de séduction. Après les Egyptiens et les Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Turcs et les Arabes, les Francs s'y sont plu. Ils ont laissé dans la pierre des traces encore visibles, dominées par l'étonnante Acropole de Baalbek.


Ce n'était pas seulement l'utilité, les profits de la conquête ou des considérations d'ordre politique et militaire qui les retenaient: un charme spécial émane de cette terre privilégiée, de sa population aimable et intelligente, de ses terrasses ensoleillées qui du sommet neigeux des montagnes, descendent par degrés vers la mer, des cèdres si élégants et si majestueux qu'elle nourrit, qui  intriguèrent longtemps ma petite enfance parce qu'on lui affirmait qu'un savant en avait rapporté un dans son chapeau.


Mais si le charme de cette terre lui vient aussi des légendes qui y survivent, du souvenir des héros et des dieux qu'y suscita l'imagination des hommes, du mélange enfin qui s'y accomplit des souffles de l'Occident et des parfums de l'Orient qui donne à l'air qu'on y respire, une saveur incomparable.


C'est la recherche de cette atmosphère unique qui a guidé vers le Liban les pas de nos poètes romantiques et des meilleurs de nos écrivains: Lamartine, Renan, Barrès; qui les a conduits au pied de la grotte et de la cascade d'Afkha où ils ont rêvé aux amours d'Aphrodite et d'Adonis.


De ce point de vue, le Liban mérite dans l'estime publique une place de choix; carrefour de races, de langues et de religions diverses, point de rencontre de l'Occident et de l'Orient, le Liban est un vivant trait d'union entre l'Occident et le Monde arabe, entre les musulmans et les chrétiens.


…Nulle part au monde, hors la France, on ne parle et l'on écrit mieux notre langue. Dans une société libanaise, nous ne nous sentons pas étrangers et nous apprécions les œuvres d'un Charles Corm, d'un Hector Klat, d'un Georges Schehadé, comme si elles avaient été écrites par des écrivains de chez nous.


Nous nous félicitons, et les autorités françaises avec nous, que doive prochainement s'installer, en plein Paris, dans le centre le plus rayonnant de notre culture, un pays auquel nous attachent des liens séculaires d'estime et d'amitié.

 

A ces mots répondit en termes tout aussi chaleureux, Yves Chataigneau, Ambassadeur de France, président de l'ACFL:

 

L'Association culturelle franco-libanaise dont l'idée a été inspirée et l'action stimulée par Mademoiselle Victoria Khouzami avec le concours de Libanais et de Français de toutes confessions, assemblés pour resserrer les liens noués entre le Liban et la France, veut témoigner sa gratitude, exprimer sa reconnaissance et affirmer son respectueux dévouement à Son Excellence le Général Fouad Chehab, Président de la République libanaise, pour avoir, en sa bienveillante autorité, accordé les moyens d'entreprendre la construction d'une Maison du Liban à la Cité universitaire de Paris, et pour avoir délégué à la pose de la première pierre de ce pavillon, Son Excellence Monsieur Philippe Takla, Ministre des Affaires étrangères.


L'Association doit son succès au soin bienveillant que Son Excellence le Général Fouad Chehab, Président de la République, porte au développement des relations culturelles entre le Liban et la France à l'édification d'un pavillon destiné à améliorer les conditions de vie morales et intellectuelles des étudiants libanais de Paris pour le service du rayonnement culturel du Liban.


"Je suis l'esclave de quiconque m'apprend une seule lettre" rapporte le dicton arabe. La soif de savoir est grande au Liban. Elle y est ancienne aussi, Lamartine notait, en 1833, que l'Emir Bechir Chehab, ancêtre du Président assurait la sécurité des routes pour permettre aux enfants d'aller s'instruire au village, qu'il encourageait les hommes de lettres et qu'il s'entourait de poètes et de musiciens. A cette époque, les enfants chrétiens ne fréquentaient-ils pas l'école sous le chêne, et les enfants musulmans, le Kuttab. Il ne faut pas s'étonner si le Liban d'aujourd'hui compte près de 20 000 élèves en près de 2 000 écoles, et s'il est le pays du monde qui possède la plus  forte  proportion  d'Universités  fréquentées  par  plus de 7 000 étudiants pour 1 500 000 habitants en  place et 1 500 000 émigrés.


Le Liban est, pour reprendre une expression de Maurice Barrès, un des lieux où souffle l'esprit. Tous les peuples qui s'y sont arrêtés ou qui s'y sont établis, des Chaldéens aux Babyloniens, des Egyptiens aux Grecs, des Romains aux Arabes et aux Francs, l'ont enrichi de leurs apports à une civilisation remontant à la préhistoire. L'école de Droit de Beyrouth où enseignèrent les jurisconsultes Ulpien, Papinien, Paulus puis Odoxius, Anatolius et Dorotheus, rédacteurs du "Digeste" a été l'égale de celle de Rome.


Après l'écroulement de la puissance latine, Beyrouth est devenue, a écrit le Père Laemmens, le rendez-vous de toutes les populations méditerranéennes poussées sur ses rivages, au pied de la montagne, refuge accoutumé de liberté, par des nécessités supérieures aux divergences de races et de religions.


La façade maritime du Liban, longue de 250 kilomètres, est la côte des Dieux jalonnée par Byblos (Jbail), plusieurs fois millénaire, par Tyr (Sour) où fut enterré Frédérique Barberousse, par Sidon (Saïda) dont la nécropole a permis de reconstituer la vie intime et publique de l'ancienne Phénicie.


…Plus de deux cents étudiants libanais fréquentent l'Université et les Grandes Ecoles de Paris. la présence ici de Monsieur le Recteur de l'Université, de Messieurs les Doyens des Facultés, de Messieurs les Directeurs de nos Grandes Ecoles Techniques, est signifiante de l'estime dans laquelle sont tenus les étudiants et les élèves libanais de ces Facultés et de ces Ecoles.
Mais nous sommes particulièrement fiers de la contribution apportée au ray

onnement des lettres françaises par la qualité des écrivains libanais de notre langue: Michel Chiha, Georges Schehadé, de qui les œuvres sont jouées en ce moment sur les scènes parisiennes, Charles Corm, Hector Klat, Fouad Abi Zeyd, Elie Tyan et Charles Ammoun.


Je forme, avec émotion, l'espoir de voir cette mission animée par la pensée de l'humaniste Michel Chiha, grand écrivain de langue française, pour qui "le Liban a assis son destin entre les hauts lieux, sous la neige, appelant l'esprit et les horizons marins, invitant à la connaissance et au voyage".

 

 


 

 

Permis de construire

Et pourtant, après la pose de la première pierre, près de quinze mois furent nécessaires pour obtenir le permis de construire. Les arbres, ces beaux arbres que j'avais admirés dès ma première reconnaissance du terrain étaient maintenant en travers de notre chemin. En septembre 1961, la Préfecture de la Seine refusait le permis de construire tant que ne seraient pas données des précisions sur la sauvegarde de certaines plantations, la construction risquant de porter atteinte à l'espace planté. Nous devions multiplier les précautions pour le cernage des sujets transplantés, la nature de la serre qui les recevrait, la saison propice...

Lorsque les sorcières annoncent à Macbeth qu'il perdra son pouvoir, quand la forêt se mettra en marche, prévoyaient-elles que nous ne pourrions continuer notre oeuvre qu'aux mêmes conditions?

Enfin le 2 avril 1962, après des interventions qui bouleversèrent les Ambassades, troublèrent les Universités, accablèrent les secrétariats, les arbres acceptèrent de se déplacer et d'aller vivre ailleurs et nous pouvions, le 30 avril 1962, planter le mai de la victoire et commencer les travaux de construction.

 


 

Etage par étage

On connaît certains usages de construction au Liban. Lorsqu'un propriétaire possède un peu d'argent, il l'investit dans quelques travaux qu'il interrompt parfois pendant plusieurs années...jusqu'à une nouvelle rentrée d'argent.

Le signe de cette construction jamais terminée, ce sont ces fers d'armature que l'on laisse dépasser, car qui sait, un jour peut-être, un étage supplémentaire pourrait s'édifier... La même chose a failli se produire avec le Pavillon.   Alors que trois étages étaient déjà sortis de terre, il y eut quelques difficultés. La calomnie et la médisance aidant, le bruit courut, je ne sais trop comment, que le Pavillon ne pourrait être terminé... Je reçus alors une singulière visite. Un monsieur, représentant un organisme international qu'il n'est pas possible de nommer, vint me voir. Il était parfaitement au courant de la situation et m'offrait de terminer cette malheureuse construction, en contrepartie il voulait disposer d'un certain nombre de chambres et m'offrait de substantiels avantages personnels que mes mérites lui semblaient me devoir... Je lui fis comprendre rapidement qu'il n'avait pas frappé à la bonne porte et que mon pays pouvait encore se permettre de résoudre le problème de quelques étages.

J 'évoque cette anecdote pour montrer comment, au milieu de la réussite, il y eut des difficultés réelles qui provenaient d'une opposition ouverte à ce projet, opposition que je ne pourrai qu'évoquer ici, maintenant que le projet est mené à bien et que mon pays a sûrement plus besoin de l'oubli de ses dissensions et de ses différents que de leur rappel...

 


 

Autour du berceau

Depuis que la construction avait commencé, je me faisais l'effet d'être une abeille bourdonnant entre Paris et Beyrouth. Je ramenais de la ruche un million de livres libanaises qui permettaient d'édifier quelques chambres supplémentaires. Je repartais à Beyrouth collecter les fonds de l'ameublement auprès d'une autre ruche très active, le Comité de la section de l'Association au Liban animé par Mesdames Tabet, Chiha et par Khalil Sehnaoui. Chaque fois que je revenais à Paris, j'avais la satisfaction de voir grandir à vue d'œil l'enfant dont j'avais rêvé depuis tant d'années.

Le Comité de Paris n'était pas inactif, il devait maîtriser une paperasse administrative et financière surabondante et tout le dévouement et la compétence d'un ancien Ambassadeur de France, Yves Chataigneau, d'un Conseiller d'Etat, Germain Watrin et d'une Conseillère de l'Union française Marie-Hélène Lefaucheux, n'étaient pas de trop.

Emile Gaignebet, ingénieur en contact permanent avec les architectes, suivit les travaux de très près par une visite hebdomadaire, utilisant toutes ses connaissances de résistance des matériaux, d'isolation phonique ou thermique et d'étanchéité.

Dès 1957, Chakaoui Adra et son épouse avaient offert leur domicile comme siège social de l'Association et la gentillesse de leur hospitalité hebdomadaire ne s'est jamais démentie.

Vint enfin le jour de l'inauguration. Elle eut lieu en grande pompe le 8 mars 1965 en présence de Charles Hélou, Président de la République libanaise, de Christian Fouchet, Ministre français de l'Education nationale accompagné du Recteur de l'Université de Paris et du Président de la Fondation nationale de la CIUP. Comme dans les contes de fées, nos amis et bienfaiteurs  se réunirent autour du berceau, faisant chacun un vÅ“u  pour l'enfant qui venait de naître... Le Président Charles Hélou fit l'éloge de la Cité universitaire où "les jeunesses du monde viennent, selon le mot fameux, s'enrichir de leurs différences". Bernard Chenot, président de la Fondation nationale vit dans le pavillon libanais un pont jeté entre deux cultures pour que "se développent ces échanges vivants qui cimentent l'amitié entre les peuples". La cérémonie d'ouverture fut suivie d'une grande réception au salon Honnorat de la Maison internationale. Le public fut ensuite invité à visiter librement le nouveau bâtiment qui venait enrichir le parc de la Cité d'une trente-quatrième maison.

 


 

 

Les architectes parlent de leur oeuvre

Je ne suis pas architecte et je ne me hasarderai pas à l'exercice périlleux et parfois fastidieux de la description du bâtiment. Il faut être Volney ou Nerval pour se risquer à consacrer une douzaine de pages à des descriptions de demeures orientales. Par chance, les deux architectes, Jean Vernon et Philippe Bruno se sont donné la peine d'évoquer leur oeuvre d'une façon à la fois précise et documentée, avec un vocabulaire simple qui évite les jargons techniques. Ils n'étaient pas inconnus à la Cité universitaire puisqu'ils avaient déjà contribué à la construction de l'actuelle Résidence Lucien Paye et de la Maison du Maroc. Jean Vernon était lui-même un ancien résident de la Cité. Les deux architectes français furent invités à se rendre au Liban pour s'initier au style d'habitat local et mieux connaître les besoins des futurs résidents. Au retour de leur voyage exploratoire et compte tenu des moyens mis à leur disposition, ils se fixèrent la doctrine suivante: "tout en donnant au bâtiment un caractère national, éviter les pastiches de l'architecture orientale et rechercher avant tout la simplicité et la fonctionnalité". L’édifice, simple et fonctionnel, s’articule en deux ailes î º l’une de cinq, l’autre de trois étages î º reliées entre elles par un vaste hall vitré donnant sur un patio orné de plantes où domine le cèdre, symbole du Liban. L’entrée est protégée par un auvent selon la mode des années soixante. L’ensemble des façades est traité en matériaux mixtes: béton, pierre appareillée en opus incertum, pâte de verre en grisaille qu’agrémentent les surfaces ocre rouge des portes-fenêtres et la grande baie vitrée polychrome de la salle des fêtes dont les compositions asymétriques aux couleurs primaires rappellent les abstractions géométriques de Mondrian. Les volumes intérieurs d'une grande simplicité (hall d'entrée, dégagements, chambres, salle des fêtes) sont spacieux, lumineux, aérés, comme dictés par ce sens de l'accueil  et de la convivialité qui est un trait marquant de la culture libanaise.

 


 

 

Les premiers pas

La direction du pavillon fut confiée dès sa fondation à Chaouki Adra, docteur ès sciences, qui eut la lourde responsabilité d'assurer la mise en marche de l'établissement et, en quelque sorte, "d'essuyer les plâtres" au sens propre du terme. La tâche était d'autant plus ingrate que l'ameublement des chambres était encore incomplet. Seule une quarantaine d'étudiants put s'installer le jour de la rentrée fixée au 20 novembre 1965. Grâce à un don providentiel de la Fondation Gulbenkian les chambres restantes furent ultérieurement meublées, si bien que quatre-vingts nouveaux résidents purent être accueillis à la fin de janvier 1966. Après l'équipement des locaux communs en avril, la vie collective s'organisa peu à peu et le pavillon atteignit enfin sa vitesse de croisière sous l'œil vigilant de Chouaki Adra, parfaitement secondé par son épouse. Toutefois le directeur fut très vite confronté à des difficultés inattendues.

 


 

 

L'agitation étudiante

Je ne referai pas ici l'histoire de mai 68. L'agitation étudiante qui couvait depuis plusieurs mois atteint son comble le 3 mai avec l'occupation de la Sorbonne. Défilés, grèves, émeutes, le Quartier latin est en effervescence. Du haut de leurs barricades, les étudiants lancent slogans et pavés. Bien entendu, la Cité universitaire n'échappe pas la vague contestataire qui déferle sur Paris. Dans leur petit monde, les résidents se mobilisent autour des maîtres-mots du moment: liberté de visite, mixité, cogestion… Les revendications font leur chemin; mais le Professeur Adra trouve très vite un ton conciliant. Un dialogue constructif s'instaure avec les résidents et la direction. Des concessions sont faites de part et d'autre et le pavillon, devenu en 1969 Maison du Liban, retrouve son calme avec quelques acquis pour l'avenir. Calme de courte durée!


 

 

Les années de guerre

Dans les années 70 et 80, le Liban traverse une longue période de crise. Les conflits qui déchirent le pays ont inévitablement des répercussions sur la vie de la Maison. Les tensions communautaires créent un climat de malaise. A la fin des années 80, la chute de la livre libanaise réduit les capacités financières des résidents et met la Maison à rude épreuve. L'afflux d'étudiants fuyant la guerre provoque des engorgements que la Commission d'admission peine à résorber. Heureusement la Maison ne manque pas d'amis. Elle doit s'adapter aux circonstances.

Grâce aux compétences et à la générosité de Jean Amiouny, vice-président de l'ACFL, des locaux consacrés aux divertissements sont transformés en lieux d'hébergement. Dès 1978, six chambres et sept studios viennent augmenter les capacités d'accueil de la Maison. Le Dr Assaad Rizk qui préside la section beyroutine de l'ACFL pèse de tout son poids pour que le gouvernement libanais, malgré les vicissitudes du moment, continue à subventionner le fonctionnement et l'entretien de la Maison, ce qui se fera jusqu'en 1983. Il veille également, jusqu'aux limites du possible, au bon fonctionnement de la Commission d'admission qui finira, en raison du partage de Beyrouth par se réunir à Paris à partir de 1987.

De son côté Georges Gorse met ses dons politiques et diplomatiques au service de l'ACFL qu'il préside avec un dévouement sans borne depuis 1966. Il intervient auprès du Ministère français des Affaires étrangères pour obtenir en faveur des étudiants libanais les plus démunis l'aide financière qui leur permettra de poursuivre leurs études. Une première subvention d'aide sociale est versée en 1978.

Elle sera renouvelée chaque année. Par la suite, la Ville de Paris, puis le Ministère des Affaires étrangères prennent une part importante aux financements des travaux d'entretien du bâtiment et de sa mise en sécurité. La Fondation Hariri multiplie les bourses d'études, les prêts aux résidents et les subventions d'investissement qui permettront à la Maison d'effectuer les travaux d'entretien les plus lourds.

Au moment où les résidents sont éloignés de leur famille et coupés de leur pays, le Président Hariri subventionne personnellement l'installation d'appareils téléphoniques et de prises pour ordinateurs dans chaque chambre de résident. La Fondation Issam Farès avec une régularité et une générosité exemplaires intervient chaque année pour équilibrer le budget de fonctionnement qui permettra à la Maison de poursuivre ses activités.

Sans les affinités profondes qui existent entre la France et le Liban, l'ACFL n'aurait jamais pu rassembler toutes ces bonnes volontés qui ont assuré la survie de la Maison du Liban.

 


 

Solidarités humaines

            Il faut savoir gré aux directeurs qui se sont succédé d'avoir mis toutes leurs compétences et leur dévouement au service de la Maison du Liban et d'avoir su, malgré les tensions communautaires, créer entre les résidents un climat de paix et de sérénité. Le brassage des cultures qui fait depuis sa création l'originalité de la CIUP n'est pas étranger à cette réussite.           

Vivant ensemble, les résidents apprennent à mieux se connaître et par conséquent à mieux se comprendre. Ils apprennent sans se renier à faire taire leurs vieilles querelles, à s'habituer au respect de l'autre et à dominer leurs antagonismes. C'est à cette maîtrise de soi que la Maison du Liban doit d' être la seule Maison de la Cité à avoir traversé une situation de conflits sans jamais devoir fermer ses portes.

            Nous avons été fidèles à la pensée des fondateurs de la Cité qui voulaient au lendemain de la Première guerre mondiale mettre fin à une ère de violence et cultiver le sens des solidarités humaines.

            En 1941, j'avais déjà appris à partager cet idéal en collaborant activement à l'Å“uvre de la Section sociale créée par les Généraux De Gaulle et Catroux au sein de la Délégation générale de la France libre au Levant. C'est là que j'ai appris avec Emile Gaignebet, Jean Gaulmier et d'autres à travailler ensemble, à partager nos énergies, nos langues, nos différences, nos espoirs.

            Au moment d'achever cette chronique, il me plaît de citer un texte de Jean Gaulmier, ami de la première heure, non pas pour les termes d'amicale affection qu'il exprime à mon égard, mais pour l'esprit qui l'anime et le message d'espoir qu'il contient

 

"L'amitié traditionnelle de la France et du Liban…" Ces mots que j'ai entendus jusqu'à l'agacement dans les discours de diplomates peu avertis des réalités du Proche-Orient, pour ceux qui, comme moi, ont eu le privilège de vivre longtemps à Beyrouth, ces mots ne sont pas un cliché de bavardage officiel. Il s'agit bien entre les deux nations d'une "amitié" au sens le plus fort du terme, que j'ai intensément ressentie durant les années 39-45, lorsque, du plus humble de ses artisans jusqu'à son élite la plus éclairée, le peuple unanime de la montagne inspirée qu'ont aimé Volney, Lamartine, Nerval, Renan, partageait le deuil et l'espoir du peuple français.

Les fonctions que m'avait confiées la France libre m'ont alors permis de mesurer en maintes occasions l'intelligence et le cÅ“ur des patriotes libanais, la subtilité de ses hommes politiques. Comment oublier la finesse de Riyad Sohl, l'intransigeance morale de l'intègre Ayoub Tabet, la courtoisie du bon vivant qu'était Habib Abou-Chahla, la franchise de Adel Osseirane, la rondeur paternelle du président Béchara  El-Khoury, l'autorité sereine des Djumblat sur le pays druze? Quelques noms, parmi bien d'autres, que je choisis dans chacune des différentes communautés, à dessein d'illustrer le vers de Charles Corm:     â€¦.Chrétiens et musulmans, Un peuple uni dans une même gloire!

Je compte bien un jour, si le ciel me prête vie, raconter la naissance du Liban indépendant après le "pacte historique" de 1943. et dire la part qu'ont prise à l'événement les journalistes avec lesquels, grâce au cher Edmond Wehbé, j'avais noué de cordiales relations: Gebran Tueini, directeur du Nahar, dont le solide bon sens ressemblait à celui d'Edouard Herriot; Mohy ed-Dine Nsouli, modèle de probité; Ramez Sarkis au clin d'œil malicieux; Georges Nakkache, un peu maurrassien, à mon goût, mais doué d'un style incontestable; Iskandar Riyachi, à la verdeur de personnage de roman picaresque.

Impossible de citer ici toutes ces figures originales, de talents divers, d'une égale sincérité. Sans oublier mes amis écrivains: Taki ed-Din Sohl promis à une belle carrière politique, Omar Fakhouri, grand maigre à cheveux blancs qui parlait si bien d'Anatole France, Elias Abou Chabké, infatigable traducteur de littérature française, Mikhail Na'ymé que sa foi orthodoxe avait sensibilisé à la mystique de la Sainte Russie, le juriste et sociologue Hassan Kabalane, l'historien Jawad Boulos, Hector Klat, parfait jongleur des rythmes et des rimes, Michel Chiha surtout, poète et philosophe dont la pensée a si profondément marqué sa génération, et dont la lucidité, si l'on avait écouté ses mises en garde, aurait évité le drame infernal du sionisme…

Tous ces hommes remarquables ont maintenu et accentué la tradition libanaise d'ouverture au monde dont un Gébran Khalil Gébran – qui a laissé aux archives de Bcharré tant de beaux dessins étrangers – a jadis donné l'exemple. Et l'on comprend aisément devant cette pléiade que l'UNESCO ait élu Beyrouth pour la première de ses grandes conférences internationales.

Patrie de l'esprit pur, le Liban doit son rayonnement au message de généreux humanisme qu'il n'a cessé de diffuser à travers tous les continents, et ce message, dans la dure époque que nous vivons, paraît plus nécessaire que jamais. C'est ce qu'a bien compris notre amie Victoria Khouzami lorsque, pour servir cet idéal, elle a créé, voilà vingt-cinq ans, l'Association culturelle franco-libanaise et, avec une ténacité qui a surmonté tous les obstacles, fondé la Maison du Liban à la Cité universitaire de Paris: où la vocation du Liban à l'universalité pourrait-elle s'épanouir plus utilement que dans ce foyer consacré à la fraternité des cultures et au progrès des connaissances?

Le Liban, aujourd'hui, subit le furieux assaut des forces du Mal qu'incarne l'égoïsme des soi-disant "Grandes Puissances". Il en triomphera: les racines du cèdre sont indestructibles. Sinon, il n'y aurait plus qu'à désespérer du destin de notre planète!

Jean Gaulmier

 

 


 

 

Après plus d'un demi-siècle d'efforts, je mesure aujourd'hui l'espace parcouru. Mon projet était ambitieux – certains disaient illusoire – , mais j'ai l'immense satisfaction d'être tant bien que mal parvenue à mes fins. Malgré les multiples difficultés que j'ai rencontrées sur mon chemin, j'ai pu donner à plusieurs milliers d'étudiants la possibilité de poursuivre en France des études universitaires de haut niveau, et l'occasion de s'épanouir, de "s'ouvrir au monde" et de garder d'inoubliables souvenirs.

Jeudi 1er janvier 2004. Il neige sur Paris. Le parc de la Cité universitaire se recouvre d'un manteau blanc. Je rentre au Liban pour revoir le soleil et les neiges de mon pays.

Mission accomplie!

Amis qui me lisez, prenez la relève.

 

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